lundi 16 juin 2014

L’héritage de la poésie romantique chez la Beat Generation


Bob Donlon, Neal Cassady, Allen Ginsberg, Robert La Vigne and Lawrence Ferlinghetti devant la librairie City Lights, 1956


                Le Beat Generation est un mouvement littéraire apparu dans les années 1950 aux Etats-Unis. C’est le début de la « contre-culture », les précurseurs des hippies en quelque sorte, à ceci près que tous ses membres sont des intellectuels. Les œuvres les plus marquantes de ce mouvement sont Sur la route de Jack Kerouac, Howl & other poems d’Allen Ginsberg  et Le festin nu de William S. Burroughs.
Certains ouvrages furent considérés comme obscènes et même portés devant le tribunal. Néanmoins, dans cette écriture qui paraissait si novatrice à l’époque (puisqu’elle refusait la majorité des règles traditionnelles et donnait la priorité au rythme, s’inspirant du free jazz), s’inscrit un héritage considérable.
Les beatniks pourrait être qualifiés de « néo-romantiques ». Pas de frontières pourtant : ils s’inspirent autant des romantiques Anglais du 18e siècle comme Blake, Shelley ou Wordsworth que des Français du 19e siècle, avec Arthur Rimbaud comme figure de proue.
Le poète Corso se débrouilla même pour être enterré près de Shelley et Keats.

                Selon Edward Halsey Foster, les hommes des années 1950 devaient garder la tête froide, être efficaces et « organiser leur vie en fonction des besoins de leur employeur ».  Ce que la Frontière avait mis en valeur (l’intensité, la curiosité, l’indépendance) n’avait plus sa place dans cette Amérique de la Guerre Froide. La Beat Generation s’opposa à ce mode de vie. Tout comme les poètes romantiques, ils privilégièrent la spontanéité, le goût de l’aventure, la sincérité, la compassion pour les outsiders, l’usage de la drogue, qui permettait d’avoir une vision différente du monde. Et surtout, ils conservèrent l’espoir de voir le monde s’améliorer.

                Les beatniks sont fascinés par le monde qui les entoure, ce qui se manifeste non seulement dans leurs écrits mais dans leur désir de voyager, d’être au plus près de la nature pour mieux communier avec elle (la Beat Generation est d’ailleurs assez proche du bouddhisme). On ne compte plus les ouvrages sur le voyage : Sur la route en est le manifeste par excellence, mais on trouve aussi Mexico City Blues, Le Vagabond américain en voie de disparition, de nombreux poèmes de Ginsberg notamment sur la France, et Le Festin nu fut écrit à Tanger (bien que l’appartenance de cet ouvrage à la Beat Generation soit discutée).
Si les poètes romantiques sont aussi connus pour leur consommation de haschich, on augmente d’un cran dans les années 50 : les beatniks cherchaient à travers le LSD et d’autres drogues à connaître de nouvelles expériences, à découvrir le monde sous un œil différent. On trouve d’ailleurs la même chose dans Les Portes de la perception d’Aldous Huxley (s’essayant à la mescaline), dont le titre est tiré d’un poème de… William Blake.

                                                                                   Parlons-en, de Blake. Peut-être le maître du 
                                                                   romantisme anglo-saxon. Ginsberg est celui qui s’en inspire le 
La librairie City Lights
plus. Il suffit de voir son poème Sunflower Sutra, influencé par Ah ! Sun-flower de Blake. Si le premier est bien plus long, on y retrouve le thème des voyageurs (personnifié dans le second par Ginsberg & Kerouac). Les vers
                “it was my first sunflower,
                memories of Blake--my visions--“
sont équivoques. On croirait presque voir Proust et sa madeleine. Les « visions » auxquelles Ginsberg fait référence datent de sa jeunesse, où sous l’emprise de la drogue, il aurait entendu la voix de Blake : ce fut une illumination pour lui.
              Mais la différence de contexte des deux poèmes  (18e siècle vs. années 1950) est mise en relief à travers l’évocation de la locomotive américaine. Ginsberg parvient ici à réactualiser l’imagerie blakienne. Cela pourrait confirmer les théories de Luke Walker et Franca Bellarsi, selon lesquelles Ginsberg donne une vision personnelle de la mythologie créée par Blake (notamment sur la chute d’Albion, le nom pseudo-hellénique de la Grande-Bretagne) et le rend pertinent outre-Atlantique.
                                                                   Ginsberg enseigne justement les œuvres de Blake et a mis en 
                                                                   chanson ses Songs of innocence & experience, dont vous 
                                                                   pouvez ici écouter le poème le plus connu, The Tyger.

                Chez les deux artistes, le rythme et la parole (même s’il s’agit simplement d’une voix intérieure) sont des éléments primordiaux, même si chacun use de la métrique très différemment : si Blake obéit aux règles poétiques de manière plutôt classique, Ginsberg se concentre sur le rythme qui lui apparaît de manière spontanée (s’inspirant du jazz) et sur son souffle.
                Le poète beat met en évidence le « système de Blake », opposant l’imagination à la raison (qui peut devenir dictature). Selon lui, nous sommes à la fois l’agneau (poème The Lamb) et le tigre (The Tyger) évoqués par Blake. La bombe atomique représenterait par exemple la colère du tigre (aussi symbole de la rage politique). La filiation poésie romantique-poésie beat semble alors être aussi pertinente quant au contexte : on en revient à l’idée traditionnelle que l’art est universel et qu’il traverse les âges.

                Dans ses notes sur Howl, Allen Ginsberg qualifie sa poésie de « ravissements angéliques », expression assez contradictoire mais qui reflète l’essence de l’écriture beat, comme l’explique William Seaton. L’adjectif « angélique » fait référence au rôle prophétique du poète, idée dominante d’Homère à Walt Whitman en passant par les Romantiques. Les « ravissements », quant à eux, peuvent rappeler le mode de vie des beatniks par rapport à ce qui était attendu du « bon américain » à l’époque. Les Romantiques considéraient que l’artiste était incompris et donc plus ou moins exclu par la société (rappelons nous les « poètes maudits » ou encore Victor Hugo s’auto-désignant « solitaire apprenti de nature et de vérité » dans la préface de Cromwell). Les beats forment la contre-culture : si l’on ne peut pas aller jusqu’à les qualifier d’exclus, ils vont à contresens des attentes de l’époque.

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Le néo-romantisme est-il toujours d’actualité ?

Le mot « hipster » a fait son entrée dans le dictionnaire 
cette année, avec pour définition : 
« jeune urbain qui affiche un style vestimentaire et des goûts empreints de second degré, à contre-courant de la culture de masse ».
Ce terme, inventé dans les années 1940 est étroitement lié aux beatniks (on le retrouve même dès les premiers vers de Howl). Et effectivement, les « hipsters » d’aujourd’hui ressemblent dangereusement à des Ginsberg tout proprets sur eux (ce qui détonne un peu avec leur barbe !).
Seulement, ce mot a des nos jours une connotation péjorative. Pas parce que ces jeunes sont différents, mais parce que dans le contexte actuel ce style peut paraître ridicule. D’autant plus que la Beat Generation est aussi 
et surtout un mouvement littéraire révolutionnaire, pas juste une mode.
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                L’écriture beat semble finalement être un bouillon de culture littéraire. Kerouac et les autres ne sont pas seulement influencés par le romantisme mais aussi par le surréalisme (l’un des poèmes de Ginsberg s’intitule « At Apollinaire’s Grave »), le transcendantalisme (notamment Walt Whitman) et l’absurde (Jean Genet).
La Beat Generation se situe entre le romantisme, une bouffée d’idéalisme et de prophétie, un monde désarticulée et la folie. La folie heureuse.

                Qui mieux que Ginsberg pour clôturer cet article ? Cet homme spirituel voyait les choses ainsi :
« Celui qui nie la musique des sphères nie la poésie et crache sur Blake, Shelley, le Christ et Buddha ».




Sources :
The Cultural and Literary Legacy of the Beat Generation par Eric V. Patterson
The Legacy of the Beats par William Seaton
L’illumination de Blake : entretien avec Allen Ginsberg in Le Magazine Littéraire.

Crédit photos :
Book Riot
Beat Memories, the photographs of Allen Ginsberg


Rédigé par Iris.

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