Bob Donlon, Neal Cassady, Allen Ginsberg, Robert La Vigne and Lawrence Ferlinghetti devant la librairie City Lights, 1956 |
Le Beat Generation est un mouvement
littéraire apparu dans les années 1950 aux Etats-Unis. C’est le début de la
« contre-culture », les précurseurs des hippies en quelque sorte, à
ceci près que tous ses membres sont des intellectuels. Les œuvres les plus
marquantes de ce mouvement sont Sur la
route de Jack Kerouac, Howl &
other poems d’Allen Ginsberg et Le festin nu de William S. Burroughs.
Certains ouvrages furent considérés comme obscènes et
même portés devant le tribunal. Néanmoins, dans cette écriture qui paraissait
si novatrice à l’époque (puisqu’elle refusait la majorité des règles
traditionnelles et donnait la priorité au rythme, s’inspirant du free jazz),
s’inscrit un héritage considérable.
Les beatniks pourrait être qualifiés de « néo-romantiques ». Pas de frontières pourtant : ils
s’inspirent autant des romantiques Anglais du 18e siècle comme Blake, Shelley
ou Wordsworth que des Français du 19e siècle, avec Arthur Rimbaud comme figure
de proue.
Le poète Corso se débrouilla même pour être enterré près
de Shelley et Keats.
Selon
Edward Halsey Foster, les hommes des années 1950 devaient garder la tête
froide, être efficaces et « organiser leur vie en fonction des besoins de
leur employeur ». Ce que la
Frontière avait mis en valeur (l’intensité, la curiosité, l’indépendance) n’avait
plus sa place dans cette Amérique de la Guerre Froide. La Beat Generation s’opposa
à ce mode de vie. Tout comme les poètes romantiques, ils privilégièrent la
spontanéité, le goût de l’aventure, la sincérité, la compassion pour les outsiders, l’usage de la drogue, qui
permettait d’avoir une vision différente du monde. Et surtout, ils conservèrent
l’espoir de voir le monde s’améliorer.
Les
beatniks sont fascinés par le monde qui les entoure, ce qui se manifeste non
seulement dans leurs écrits mais dans leur désir de voyager, d’être au plus
près de la nature pour mieux communier avec elle (la Beat Generation est
d’ailleurs assez proche du bouddhisme). On ne compte plus les ouvrages sur le
voyage : Sur la route en est le
manifeste par excellence, mais on trouve aussi Mexico City Blues, Le
Vagabond américain en voie de disparition, de nombreux poèmes de Ginsberg
notamment sur la France, et Le Festin nu
fut écrit à Tanger (bien que l’appartenance de cet ouvrage à la Beat Generation
soit discutée).
Si les poètes romantiques sont aussi connus pour leur
consommation de haschich, on augmente d’un cran dans les années 50 : les
beatniks cherchaient à travers le LSD et d’autres drogues à connaître de
nouvelles expériences, à découvrir le monde sous un œil différent. On trouve d’ailleurs
la même chose dans Les Portes de la
perception d’Aldous Huxley (s’essayant à la mescaline), dont le titre est
tiré d’un poème de… William Blake.
Parlons-en,
de Blake. Peut-être le maître du
romantisme anglo-saxon. Ginsberg est celui qui
s’en inspire le
La librairie City Lights |
“it was my first sunflower,
memories of Blake--my visions--“
sont équivoques. On
croirait presque voir Proust et sa madeleine. Les « visions »
auxquelles Ginsberg fait référence datent de sa jeunesse, où sous l’emprise de
la drogue, il aurait entendu la voix de Blake : ce fut une illumination
pour lui.
Mais la différence de contexte des
deux poèmes (18e siècle vs.
années 1950) est mise en relief à
travers l’évocation de la locomotive américaine. Ginsberg parvient ici à
réactualiser l’imagerie blakienne. Cela pourrait confirmer les théories de Luke
Walker et Franca Bellarsi, selon lesquelles Ginsberg donne une vision
personnelle de la mythologie créée par Blake (notamment sur la chute d’Albion,
le nom pseudo-hellénique de la Grande-Bretagne) et le rend pertinent
outre-Atlantique.
Ginsberg enseigne justement les œuvres de Blake et a mis
en
chanson ses Songs of innocence &
experience, dont vous
Chez
les deux artistes, le rythme et la parole (même s’il s’agit simplement d’une voix
intérieure) sont des éléments primordiaux, même si chacun use de la métrique
très différemment : si Blake obéit aux règles poétiques de manière plutôt
classique, Ginsberg se concentre sur le rythme qui lui apparaît de manière
spontanée (s’inspirant du jazz) et sur son souffle.
Le
poète beat met en évidence le « système de Blake », opposant l’imagination
à la raison (qui peut devenir dictature). Selon lui, nous sommes à la fois
l’agneau (poème The Lamb) et le tigre
(The Tyger) évoqués par Blake. La
bombe atomique représenterait par exemple la colère du tigre (aussi symbole de
la rage politique). La filiation poésie romantique-poésie beat semble alors
être aussi pertinente quant au contexte : on en revient à l’idée
traditionnelle que l’art est universel et qu’il traverse les âges.
Dans
ses notes sur Howl, Allen Ginsberg qualifie
sa poésie de « ravissements angéliques », expression assez
contradictoire mais qui reflète l’essence de l’écriture beat, comme l’explique
William Seaton. L’adjectif « angélique » fait référence au rôle
prophétique du poète, idée dominante d’Homère à Walt Whitman en passant par les
Romantiques. Les « ravissements », quant à eux, peuvent rappeler le
mode de vie des beatniks par rapport à ce qui était attendu du « bon
américain » à l’époque. Les Romantiques considéraient que l’artiste était incompris
et donc plus ou moins exclu par la société (rappelons nous les « poètes
maudits » ou encore Victor Hugo s’auto-désignant « solitaire apprenti de
nature et de vérité » dans la préface de Cromwell). Les beats forment la contre-culture : si l’on ne
peut pas aller jusqu’à les qualifier d’exclus, ils vont à contresens des
attentes de l’époque.
Le néo-romantisme est-il
toujours d’actualité ?
Le mot « hipster » a fait son entrée dans le dictionnaire
cette année, avec pour définition :
« jeune urbain qui affiche un style vestimentaire et des goûts empreints de second degré, à contre-courant de la culture de masse ».
cette année, avec pour définition :
« jeune urbain qui affiche un style vestimentaire et des goûts empreints de second degré, à contre-courant de la culture de masse ».
Ce terme, inventé dans les années 1940 est étroitement
lié aux beatniks (on le retrouve même dès les premiers vers de Howl). Et
effectivement, les « hipsters » d’aujourd’hui ressemblent
dangereusement à des Ginsberg tout proprets sur eux (ce qui détonne un peu avec
leur barbe !).
Seulement, ce mot a des nos jours une connotation péjorative.
Pas parce que ces jeunes sont différents, mais parce que dans le contexte
actuel ce style peut paraître ridicule. D’autant plus que la Beat Generation est aussi
et surtout un mouvement littéraire révolutionnaire, pas juste une mode.
et surtout un mouvement littéraire révolutionnaire, pas juste une mode.
L’écriture
beat semble finalement être un bouillon de culture littéraire. Kerouac et les
autres ne sont pas seulement influencés par le romantisme mais aussi par le surréalisme
(l’un des poèmes de Ginsberg s’intitule « At Apollinaire’s Grave »), le
transcendantalisme (notamment Walt Whitman) et l’absurde (Jean Genet).
La Beat Generation se situe entre le romantisme, une bouffée
d’idéalisme et de prophétie, un monde désarticulée et la folie. La folie
heureuse.
Qui mieux que Ginsberg pour clôturer cet article ? Cet homme spirituel voyait les choses ainsi :
« Celui qui nie la musique des sphères nie la poésie
et crache sur Blake, Shelley, le Christ et Buddha ».
Sources :
The Cultural and Literary Legacy of the Beat
Generation par Eric
V. Patterson
The Legacy of the Beats par William Seaton
L’illumination de
Blake : entretien avec Allen Ginsberg in Le Magazine Littéraire.
Crédit photos :
Book Riot
Beat Memories, the photographs of Allen Ginsberg
Rédigé par Iris.
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